Nos « ponts des chars » de 1881 à aujourd’hui

François Cliche
Nos « ponts des chars » de 1881 à aujourd’hui
La démolition s’est amorcée en janvier. (Photo : François Cliche)

Nous sommes le dimanche 22 mars 1881 à la sortie de la grand-messe, sur le perron de l’église Notre-Dame-des-Victoires de Lévis, lorsqu’un shérif procède à une vente à la criée un peu spéciale.  En effet, la « Quebec Central Railway » (QC) est en frais d’acquérir la totalité des actifs de la « Levis & Kennebec Railway » (L&K) au montant de 192 000 $.  Les deux chemins de fer se font déjà face de chaque côté de la rivière Chaudière depuis l’automne précédent, vis-à-vis la première station « Beauce Junction » du L&K érigée en 1879.

UN LIEN FERROVIAIRE DIRECT QUÉBEC (VIA LÉVIS) / SHERBROOKE, DÈS 1881…

On projette depuis plusieurs années relier ensemble les deux compagnies ferroviaires quelque part en Beauce, alors que Scott est à l’origine la jonction de prédilection prévue.  Prodigieusement, le 23 mai 1881, on assiste à l’inauguration du tout premier « pont des chars » devant la station « Beauce » (qui deviendra plus tard Vallée-Jonction), offrant ainsi un lien direct entre les gares du L&K à Lévis et du QC à Sherbrooke.  Durant plusieurs années par la suite, la QC se fait alors une fierté d’annoncer ce lien direct dans toutes ses publicités et publications.

UNE DÉCOUVERTE GRANDIOSE, LE « PONT DES CHARS » JADIS COUVERT…

Le second « pont des chars » couvert en 1901 . (Archives Musée ferroviaire de Beauce, Coll Merrilees/Ottawa)

Cette première structure toute en bois est de style « pont couvert », avec cheminées centrales pour l’évacuation de la fumée des engins.  Ancrée sur des piliers faits de cages de bois remplies de roches, on érige un peu plus en amont d’autres piliers en pente recouverte par des rails agissant comme brise-glaces.  Emportée lors de la grande débâcle d’avril 1896 par l’amoncellement de glace alors que la Chaudière sort de son lit plus qu’à son habitude, un second pont du même style est reconstruit.

À partir de 1903, par temps perdu, on commence à le débarrasser de son revêtement de bois (toiture, cheminées et murs extérieurs), de manière à lui conserver seulement son bâti principal, tout en poursuivant le service de passagers et de marchandises entre Sherbrooke, Mégantic et Lévis.  Les travaux visent sa reconstruction par un premier pont de fer pour l’année 1905.  Déjà à cette époque, quelque 10 000 personnes transitent annuellement sur les quais de la gare « Valley Junction ».

LE GROS MÉCANO NOIR DU CIEL DE NOTRE VILLAGE DE VALLÉE-JONCTION…

Le 31 juillet 1917 deviendra une date mémorable, alors que survient la plus dévastatrice inondation que la Beauce ait connue, quand de fortes pluies ayant duré près de deux jours font grimper le niveau du célèbre cours d’eau en Beauce de trente pieds au-dessus de son niveau habituel.  Dans un immense fracas, « le gros mécano noir du ciel de notre village de Vallée-Jonction », tel qu’imagé par notre écrivain local René Jacob, est emporté par la force du courant.  La grande quantité de bois de papier dravé sur la Chaudière, en plus de nombreux bâtiments de toutes sortes ont raison de l’ouvrage, une heure seulement avant la fin de la crue des eaux.  Le pont ira finalement s’échouer au fond de la rivière, une centaine de pieds plus loin et en quatre sections tordues.  Seuls les trois piliers de béton armés survivent à la tragédie.

Pont ferroviaire de Vallée emporté le 31 juillet 1917. (Photo – Archives Musée ferroviaire de Beauce)

Ce fut décrit ainsi dans un livre de la Fabrique de l’Enfant-Jésus (Vallée-Jonction)…

« La première semaine d’août 1917 fera époque dans notre paroisse et sur le parcours de la rivière Chaudière.  Le 29 juillet il a plu.  Le 30 ç’a été encore pis.  C’était des orages continuels et l’eau tombait à torrent…  La pluie a cessé vers les 10 heures du soir après avoir tombé sans interruption…  et tout le firmament était en feu et le tonnerre grondait continuellement.  Alors a débuté l’inondation vers 11 heures et à minuit les personnes habitant les maisons au nord-est de la ligne du QC (soit entre l’église et la gare) commencèrent à se préparer pour sauver leurs meubles.  À 5 heures du matin l’eau avait atteint la hauteur de la dernière inondation en juin dernier.  Elle continua à monter jusqu’à midi du 31 juillet.  Elle s’éleva au plafond des maisons au bas de la ligne, 7 à 8 pieds de plus haut que la dernière inondation.  À 7 heures ¼ le pont de bois des deux rives quitte ses piliers et descend comme un navire…  Une partie emporte le pont de Ste-Marie et le dépose à ½ mille…  À 11 heures le pont du Québec Central est renversé et quitte les piliers travée par travée… Puis le mercredi le hangar au charbon du QC passait au feu. »

Au lendemain du désastre, il est temps pour la Québec Central de constater les lourdes pertes qui se chiffreront à plusieurs centaines de milliers de dollars.  Il est alors primordial de reconstruire dans les meilleurs délais ce pont indispensable qui assure le lien direct entre les Cantons-de-l’Est, les États-Unis et le Saint-Laurent.  Malgré des dégâts considérables aux rails dans toute la vallée de la Chaudière, la QC réussit un tour de force en érigeant un nouveau tablier au pont en seulement deux semaines.

Reconstruction du pont des chars, août 1917. (Archives Musée ferroviaire de Beauce, Coll Jacquelin Bisson)

Pour la structure principale, on parle d’ériger un pont neuf tellement il est endommagé, mais finalement, on réussit à le remettre sur ses mêmes piliers en novembre de la même année.  L’actuel et quatrième « pont des chars » serait donc tout possiblement une reconstruction de la structure de quelque 520 pieds, soit quatre travées d’environ 130 pieds chacune, démantelée au fond de la rivière à la fin de l’été de 1917.  Bien ancré pourtant, il avait été solidement érigé sur les vieux piliers d’origine datant de 1881, qui étaient en réalité d’immenses cages de bois enrochées.  Ce n’est qu’en 1912 que l’on remplaça ces ancestrales assises, devenues désuètes et qui « menaçaient ruine », par de solides piliers en béton armé.  Et depuis la grande crue du 19 mars 1936, pour résister aux rudes épreuves amenées par la rivière de plus en plus « débordante » de sautes d’humeur, ainsi que pour le protéger lorsque les glaces viennent frapper sur ses piliers, l’ajout des wagons sur le pont pour l’appesantir deviendra tradition.

Premier convoi traversant le pont en août 1917. (Archives Musée ferroviaire de Beauce, Coll. Jacques Éthier)

UN INDICE PATRIMONIAL DE STRUCTURE * ÉLEVÉ À TRÈS ÉLEVÉ *…

Pour identifier la valeur patrimoniale d’un pont, il existe aux Publications du Québec, un Manuel d’évaluation patrimoniale des ponts du Québec, donnant entre autres les caractéristiques officielles et les interventions à faire par le Gouvernement.  Bien qu’il soit relié principalement aux ouvrages routiers, il peut quand-même aider à lui trouver son IPS, soit l’indice patrimonial d’une structure.  Cet ouvrage, publié en juillet 2011 par la Direction des structures du Ministère des Transports, précise la méthode d’identification numérique de la valeur patrimoniale.  Il peut être un document complémentaire de référence provenant des grands principes de conservation du patrimoine, et ses critères permettent d’attribuer un indice qui reflète la valeur patrimoniale historique, scientifique et environnementale d’un pont.

Bien que ce document d’analyse est un outil propre au Ministère, on peut quand-même déceler plusieurs indices donnant un certain nombre de points selon différents critères, à savoir : que le pont ferroviaire possède une structure « truss bridge » ou pont à poutres triangulaires avec membrures verticales de type Baltimore (15/20 pts); que son constructeur de renommée nationale ou internationale est la Dominion Bridge Co., de Lachine (5/5 pts); que la longueur de moins de 110 mètres de chacune des travées est considérée comme petite (0/10 pts); que son assemblage est à rivets (5/10 pts); que son statut juridique s’il était cité (6/10 pts); que son degré d’authenticité est élevé (15/15 pts); que son année de construction se situe entre 1900 et 1930 (7/10 pts); que son importance a grandement contribué à l’histoire de la communauté (8/10 pts); qu’il se trouve dans un paysage harmonieux d’intérêt (8/10 pts); que son potentiel de mise en valeur est facilité par des aménagements à proximité (15/15 pts); et qu’il a un grand intérêt pour le milieu (10/10 pts).  Ainsi, après une analyse sérieuse bien que non scientifique, on peut facilement considérer que le « pont des chars » de Vallée-Jonction possède un indice patrimonial considéré comme étant * élevé à très élevé *.

Visite Wilfrid Laurier été 1911 à Vallée (Archives Musée ferroviaire de Beauce, (Coll. Université/Sherbrooke)

UN CINQUIÈME PONT TOURNÉ VERS L’AVENIR…

Notre très historique « pont des chars » du Québec Central à Vallée-Jonction est bien plus que centenaire, puisque son installation d’origine remonterait sans doute à 1905, selon des plans datés d’octobre 1904.  Sa présence dans le paysage de la Beauce lui confère ainsi une place de choix.  Enjambant la majestueuse mais imprévisible rivière Chaudière à la hauteur du Musée ferroviaire de Beauce, le « gros mécano noir » se trouve ainsi quatrième sur la liste des ponts ferroviaires à exister à Vallée-Jonction.  Malgré son IPS (indice patrimonial d’une structure) considéré comme étant * élevé à très élevé *, selon le Manuel d’évaluation patrimoniale des ponts du Québec, la démolition de cet emblématique monument s’est amorcée en janvier 2022.  Le panorama de Vallée-Jonction sera bientôt remodelé puisque des jours meilleurs sont à venir.

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Michel Duplin
Michel Duplin
1 année

Avons-nous des documents stipulant la date du début de la construction d’une structure de remplacement ?